Au coeur des tenebres

C'est complique le pardon.

Je vois cet homme en tenir un autre par l'epaule et je ne comprends pas.

30 ans plus tot, l'un croupissait derriere les barreaux du centre S21. L'autre gardait les murs de cette ecole transformee en prison. Aujourd'hui, la prison est devenue le musee du genocide cambodgien et on y montre ce film dans lequel ces deux hommes commentent les tableaux peints par l'ancien prisonnier. Des scenes de torture qu'il a vecues ou qu'il a imaginees.

Alors, je m'interroge sur ce qui peut bien pousser un etre humain a tirer un trait. A discuter paisiblement de l'horreur passee avec un bourreau. A poser amicalement sa main sur son epaule.

Le film demarre la visite.

Et cette scene me suit a chaque pas dans ce symbole de la barbarie khmer rouge.

2 millions de morts en 4 ans. Un quart de la population cambodgienne. Triste record d'efficacite.

Fin des annees 60. Putain de Vietnam. L'Amerique s'enlise. Le Cambodge sert de base arriere a "l'ennemi". Bombardements en serie. L'instabilite politique gagne. Le roi Sihanouk (egalement acteur et realisateur) abdique en 1970. Le general Lon Nol prend la tete d'un pouvoir corrompu. Le regime s'effondre 5 ans plus tard. Merci les Khmers rouges (avec khmer comme l'ethnie de la quasi-totalite des Cambodgiens et rouge comme dans communiste). Pas pour longtemps. Le 17 avril 1975, les KR -armes par la Chine- envahissent Phnom Penh. En 48 heures, la capitale est evacuee. 2 millions de personnes expediees dans les campagnes du nord et de l'Ouest.

Le Khmer rouge est feroce. Il n'aime pas la ville et tout ce qui ressemble de pres ou du loin a un symbole bourgeois. Des cheveux longs? Bam, t'es mort (trop jeune con). Des lunettes? Bam, t'es mort (trop intellectuel). Polyglotte? Bam, t'es mort (trop quoi au fait?). La plupart des genocides s'est construit sur un motif ethnique, politique ou religieux. La, rien. Le neant. Ideologie zero ou presque: "il vaut mieux tuer un innocent que garder en vie un ennemi" disent les dirigeants.

Le regime (baptise Angkar) transforme les pagodes en grenier a riz, les mosquees en porcherie. Les bonzes sont menaces, les Musulmans massacres, les Chretiens accuses de liens avec la CIA. Plus de lecture a l'ecole. Plus de salut avec la main. Des mariages celebres au hasard (une rangee d'hommes, une rangee de femmes et tu prends celui ou celle en face de toi). Pas de temps a perdre: tout le monde dans les rizieres avec des charrues tirees par des hommes.

Et evidemment, on purge.

D'ou cette prison S21 que j'arpente, hagard.

15000 personnes ont "vecu" ici. Leurs visages sont exposes au premier etage du batiment B. Des milliers de portraits, photographies par les gardiens (le Khmer rouge est maniaque). Un mort avec un visage et une histoire, ce n'est plus une statistique. C'est un etre humain.

Terrifie, en colere, perdu.

J'ai comme un vertige.

A quelques metres, dans la cour, une potence. On y pendait les prisonniers par les pieds pour les interroger jusqu'a leur evanouissement. Puis on leur mettait la tete dans une jarre remplie de purin pour qu'ils se reveillent et repondent a nouveau. D'autres etaient electrocutes avec la consigne explicite de ne pas hurler trop fort.

Puis ils etaient conduits a 15 kilometres de la. Dans un champs. Executes a coups de crosse de fusil. Ca economise les balles.

Plus de 100 charniers comme celui-ci ont ete mis au jour.

Les cranes decapites sont aujourd'hui exposes dans un memorial dresse au milieu de ces "killing fields".

Dans le tuk-tuk qui me ramene a l'hotel, je repense au film "La dechirure" de Roland Joffe. Ma seule vision de ce massacre de masse jusqu'ici. Je repense a la scene de fin quand "Imagine" de John Lennon monte doucement et que les deux heros se retrouvent. Ou a Liam Neeson dans les bras de Ben Kingsley hurlant qu'il aurait pu en sauver plus a la fin de "La liste de Schindler". Je ne m'explique pas qu'on cherche a tout prix l'espoir la ou il n'y a que tenebres. 1975-1979 n'etait pas une parenthese hantee.

Pas de monstre. Pas de bete sauvage. Pas de force malefique.

Rien que des etres humains. Des mortels. Comme Pol Pot, le frere numero 1 des KR (forme chez nous et membre du parti communiste francais comme la majorite de ses camarades leaders). Arrete seulement en 1997 et decede un an plus tard en prison.

Et puis je regarde le bord de la route, ces familles entieres sur un scooter, ces stands de boisson installes au beau milieu des salles a manger, ces ecoliers en uniforme, ces mutiles (Chasses du pouvoir par les Vietnamiens, les KR se sont remis en mode guerilla. Facon terrain mine. Des mines partout qui provoquent encore des dizaines d'accidents par an alors que le mouvement KR n'existe plus depuis des annees)...Le Cambodge vit encore quoi.

Dans "la strategie des antilopes", Jean Hartzfeld recueillent les temoignages de rescapes du genocide rwandais. Et a travers les paroles des survivants, on sent que non, ca ne passe pas.

Le Cambodge a l'air de s'etre releve de tout ca.

Et pourtant, pas le moindre dirigeant n'a jamais comparu devant un tribunal.

C'est complique le pardon.